A 23 heures 40, c’est l’heure de mon portrait de la semaine, ma rencontre, celle à laquelle j’ai pensé… Et c’est à toi que j’ai pensé, assise sur cette terrasse de bar, souvent immobile, la cigarette à la main, le regard fixe, toi que j’ai surnommé la Joconde des bars…. Oui, la Joconde , même pose, même regard fixe, légèrement ironique, tu te déplaces peu… Assise au fond de la terrasse, souvent seule… Un café, tes cigarettes, un journal, discrète, comme si tu avais peur de déranger….. La quarantaine, brune, les cheveux courts défrisés, plantureuse, un pull marine comme celui de la chanson du fond de la piscine, qui souligne tes formes plantureuses…. De temps en temps, un homme s’assoit à ta table, tu parles, tu bois un verre, toujours calmement, discrètement, toujours la même table, à gauche, au fond…. Un client, probablement….Et puis un jour, grâce au serveur long comme un jour d’été polaire, nous avons parlé…. Tu lisais une nouvelle de Katia Adila sur Liberté, une histoire d’amour impossible, comme tu les aimes m’as-tu dit, tu expliques au serveur que c’est tiré d’une histoire vraie, que tu en avais déjà entendu parlé… Ta voix est grave, rauque, tu parles peu, tu ponctue tes phrases de longs silences, et ton regard pénètre mon âme, comme pour me sonder…Je suis un homme je sais, pas facile de faire confiance, de la table où tu te trouves, et du panorama que t’offre la vie…..Je te comprends et je le respecte…..Alors, je te regarde et je tente d’imaginer : ton histoire, ton parcours, ta vie, tes pensées, ton quotidien, tes rêves…. Je ne sais rien de tout cela…..Je ne connais que ta voix rauque, ta lecture du journal, ton amour des nouvelles à l’eau de rose, ta discrétion, ta pause immobile, ta cigarette, ton pull marine, ton rouge à lèvre, très rouge, comme une tache de sang sur la peau de cuivre foncé…..Tes petits déplacements félins, du bar à la terrasse, de la terrasse au bar… juste une image, un personnage, une sensation, et beaucoup de questions….Si Leonard de Vinci t’avait rencontré dans ce bar improbable, il t’aurait probablement peint et éternisé et ce serait toi qu’on contemplerait au Musée du Louvre, qu’on étudierait dans tous les livres d’histoire de l’Art… Mais après tout, nul ne sait aujourd’hui qui était le personnage de la Joconde , et dans quelles conditions Leonard de Vinci l’avait peint ou peinte….Et en te regardant, je t’imagine dans un atelier, prenant la pause, sous le regard concentré d’un peintre maudit qui lui, au contraire de moi, ne cherchera pas à comprendre, ne cherchera pas à te connaître, juste saisir, par la magie de l’art, ce regard inimitable, ce personnage félin, assoupi, là bas, tout au fond de la terrasse du petit bar au bord de l’eau……
